Une expérience remarquable d'analyse de magma à UHP conforte l'hypothèse d'une Terre primitive à deux océans de magma superposés

Publié le 7 Novembre 2013

Une équipe européenne (Allemagne, France, Pays-Bas, Royaume-Uni) dirigée par Chrystèle Sanloup de l’Institut des sciences de la Terre de Paris (CNRS, UPMC) a révélé des changements de structure au sein de basaltes fondus à des pressions équivalentes à 1400 kilomètres de profondeur. Les auteurs de cette étude ont cherché à savoir quelle était la structure du magma qui formait la Terre à un stade primitif en fonction de la profondeur. Ces expériences ont nécessité l’utilisation complexe d'une enclume à diamants à très haute pression ainsi que l’utilisation de la source de lumière PETRA III de DESY (Hambourg, Allemagne), une des plus brillantes au monde, ce qui rend les résultats particulièrement remarquables. Ils sont publiés cette semaine dans la revue Nature du 7 novembre 2013.

Les magmas ont joué un rôle clé à tous les stades de l'évolution de la Terre, depuis la formation du noyau et de la croûte à partir d'un océan de magma, il y a plus de 4 milliards d'années, jusqu’à l'activité volcanique actuelle. Or, si les propriétés physiques des laves sont bien étudiées, celles des magmas sous pression, dont elles sont issues, ne le sont pas. Il y a deux raisons à cela. La première est que comprimer et chauffer simultanément ces matériaux aux pressions et températures reignant dans les profondeurs de la Terre est un véritable défi technique. La seconde est que ces liquides silicatés n'émettent que de faibles signaux par diffraction X et spectroscopie optique (Raman, IR), et sont donc difficiles à analyser.

Les scientifiques ont pu étudier un magma en fusion, dans des conditions proches de celles du manteau terrestre profond, équivalentes à 1400 kilomètres sous la surface. L'expérience a consisté à comprimer de petits morceaux de verre de basalte dans une cellule à enclume de diamants, en appliquant une pression jusqu'à environ 600 000 fois la pression atmosphérique normale (figures 1 et 2). Simultanément, deux lasers infrarouges chauffaient l’échantillon au-delà de 2000 degrés Celsius, jusqu'à le fondre. La source X a permis par diffraction du magma obtenu à de telles pressions, l’étude de ses changements de structure dans les conditions du manteau profond.
Figure 1: analyse par rayon X de magma à très haute pression dans une cellule à enclume de diamants.

Figure 1: analyse par rayon X de magma à très haute pression dans une cellule à enclume de diamants.

Figure 2: échantillon de basalte apres manipulation dans une cellule à enclumes de diamants à 35 GPa: on observe 3 billes de magma, correspondant à trois spots de chauffage laser, chacun faisant environ 20 microns de diamètre. Sanloup et al. Nature 2013.

Figure 2: échantillon de basalte apres manipulation dans une cellule à enclumes de diamants à 35 GPa: on observe 3 billes de magma, correspondant à trois spots de chauffage laser, chacun faisant environ 20 microns de diamètre. Sanloup et al. Nature 2013.

Cette étude montre que le nombre de coordination de silicium (son nombre d'atomes voisins) dans les magmas passe de 4 à 6 quand la pression augmente de 10 GPa et 35 GPa (voir figure ci-dessous). Leur densité passe d'environ 2,7 grammes par centimètre cube (g/cm³) à basse pression, à près de 5 g/cm ³ à 60 GPa. Ainsi jusqu’à 25 GPa, soit 660 km , les magmas deviennent progressivement plus denses que les cristaux, qui vont donc flotter et non sédimenter. Une fois le nombre de 6 atomes voisins atteint dans les magmas, soit vers 35 GPa, cette densification devient beaucoup moins notable. C'est ainsi que se différencient manteau supérieur et inférieur de part et d'autre de la limite de 600 km.
Figure 3: nombre de coordination Si-O (gauche) et distance interatomique correspondante (droite) dans du basalte fondu en fonction de la pression. Sanloup et al. Nature 2013.

Figure 3: nombre de coordination Si-O (gauche) et distance interatomique correspondante (droite) dans du basalte fondu en fonction de la pression. Sanloup et al. Nature 2013.

Hormis des zones très ponctuelles où du magma est présent, le manteau terrestre est actuellement constitué de roches cristallines. Les scientifiques ont depuis longtemps identifié un changement majeur affectant les phases cristallines du manteau terrestre à 660 km de profondeur, c'est-à-dire vers 25 GPa. Au-delà de cette profondeur (pression), les atomes de silicium constituant les minéraux se réorganisent. Ils passent d'une configuration où chaque atome de silicium est entouré de quatre atomes d’oxygène, à une configuration plus compacte avec six atomes d’oxygène voisins. Ce changement délimite le manteau supérieur du manteau inférieur.

Le changement de structure des magmas avec la profondeur affecte également leurs propriétés chimiques. En effet, les auteurs remarquent que ce changement de structure coïncide avec un changement dans la façon dont des éléments sidérophiles (“qui aiment le fer”), tels le nickel, se répartissent entre magma et fer liquide. Par définition, les éléments sidérophiles se concentrent dans le fer liquide, mais cette concentration est de plus en plus faible à mesure que la pression augmente. Cette forte dépendance en pression en fait de bons marqueurs potentiels de la pression/profondeur d’équilibre entre océan magmatique et noyau métallique. Au-delà de 35 GPa par contre, leur répartition entre magma et fer liquide est peu affectée par la pression.

Pour les auteurs, le comportement plus dense du magma basaltique à une certaine profondeur, permet d’envisager un océan magmatique stratifié dans l'intérieur de la Terre primitive, comme l'ont déjà proposé certains modèles sur la base de calculs d’évolution thermique (refroidissement) de la Terre primitive. Très tôt après leur formation par accrétion de fragments solides, à l'Hadéen, les planètes telluriques sont passées par un état fondu - épisode qualifié “d'océan magmatique”. La cristallisation de minéraux à partir du magma a commencé à se produire entre probablement environ 660 et 1000 km de profondeur, là ou les cristaux sont en quasi-équilibre gravitaire avec le magma, séparant l'océan magmatique initial en deux océans superposés, qui se sont solidifiés à leur tour ne laissant subsister que quelques poches de magma résiduel à la base du manteau inférieur. C’est du moins ce que pensent avoir repéré les sismologues en ayant localisé des zones où les ondes sismiques se propagent à de très faibles vitesses.

Rédigé par ASK

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